Gilbert Mauge (15 mai 1934)
15 mai 1934
Ce décor
Ce décor de sapins et d'eau qui nous ennuie
Déjà se mêle affreusement à notre vie,
Et ces tristes chemins, ce rivage où les pieds
De ces filles en noir écrasent les papiers
- parmi des jours détruits, des formes inexactes-
Laissent peut-être en nous leurs images intactes.
Alentour, des passants viennent, parlent. Nous deux
Sans le savoir, nous comparons à chacun d'eux.
Plus tard, quelque fraîcheur d'un bois de banlieue,
Une nue analogue à cette bande bleue
Rendant à nos esprits l'après-midi d'été
Nous feront voir les gens que nous avons été
Vraiment, le long du lac où l'onde qui verdoie
Accordait à la foule errante un peu de joie...
Le portrait
Sur la toile, ayant mis une touche, il recule
Pour mieux voir un effet d'épaule sous le tulle.
Une femme qui pose et pense à son portrait
L'observe, allant au fond de la pièce en retrait,
Mêlant sur sa palette un peu d'ocre et de rouge.
Anxieuse, elle vit sans qu'un muscle ne bouge.
Un rayon traversant le mur vitré d'espoir
Pour elle éclaire habilement le poêle noir,
Les étoffes, la natte usée où l'homme glisse
Fasciné par la robe en couleurs d'huile lisse...
Nul oiseau sur la ville et nul pas au palier,
C'est un long jour d'attente et d'or dans l'atelier
Plein de mornes cartons, un jour entre la vie.
Au tableau, le pinceau trace un contour, dévie
Mais frissonnante à quelques pas du chevalet
Elle, allongée ainsi, drapant un mantelet
Dans le songe du soir, l'âme à peine inquiète,
S'applaudit d'être peinte et de rester secrète...
Jardin d'hôtel
Vers les chambres d'hôtel monte un bruit de marais:
Crapauds pleureurs, oiseau qui crie au parc anglasi.
Par-dessus les lauriers coniques, les eaux calmes,
ans le vent, faiblement, brille une roue en palmes.
cette femme attardée au portique de fer
Qui, triste, voit tourner les phares sur la mer,
Ignore que ce soir, en sa chambre étendue,
La joie aussi de voir la mer sera perdue;
Solitaire, elle aura ce lointain sentiment
D'une vie entourée, austère étroitement:
Le papier sur les murs sera jaune faïence
Et l'armoire pareille à celle de l'enfance.
Hospice
Dans le linge, la chair brille couleur d'épice
Mère Ernest me conduit par les salles d'hospice
Chacune, d'une porte à l'autre, pleine d'air
Impur et moi, frôlant l'étoffe aux lits de fer
Je glisse, à peine entre les murs vu par les êtres
Qu'aveugle lentement le soleil des fenêtres.
Le devoir
Devant le vase vert où les tulipes soeurs
Plongent, l'enfant écrit sa page sur les fleurs
Et sans point, sans virgule avec de noirs mots grêles
Peint, moins tendre qu'il n'est, le vert des tiges frêles.
Sur la nappe à carreaux et le journal glacé
Une ombre de cheveux en désordre a passé:
La fille, rougissant aux mots qu'elle aime et sauve,
Regarde en son devoir trembler le bouquet mauve
Et, peite, sourit, seule en l'appartement
D'avoir un style amer pour divertissement.
Malade
Obscures épaisseurs légères, nuit que tranche
Des rideaux mal rejoints la verticale blanche.
L'air frais touche dehors des becs et des naseaux,
C'est l'heure des chevaux trotteurs et des oiseaux.
On n'entend pas encore, frappés au plafond sombre,
Les pas distincts que vont marquant des être d'ombre.
Aime-t-elle en son lit, sous la dentelle en fleur
Ce contact avec Dieu qu'accorde la douleur?
Je mourrai volontiers
Je mourrai volontiers seule dans cette chambre
Contemplant de mon lit quelque nuit de Novembre,
Sous le verre poli des fenêtres de bois,
A la hauteur du ciel, des arbres et des toits.
Je rirai de n'avoir plus jamais dans la ville
A chercher le savoir ou la joie inutile,
Je verrai les tableaux, mes draps roulés, le mur
Et l'esprit occupé d'un travail vague et sûr
Sans entendre les gens passer dans l'existence
Je mourrai, mal guérie encore de l'enfance...
Tribune
Salle d'une tribune et de gradins meublée
Où dans les cris, le mouvement de l'assemblée,
Je mesure - au banc rouge appuyant mes genoux -
Combien de soi s'éloigne ici chacun de nous.
Une voix formidable éclate, insulte et doute
Si la foule en ce morne amphithéâtre écoute...
Hélas! déjà tremblant de honte et de bonheur
Cette foule t'acclame ô pâle raisonneur
Et moi j'aime la loge étroite à la tenture
Ancienne jusqu'où ton verbe s'aventure...
Ce même train
Ce même train toujours qui descend vers la mer
Ne traversera-t-il sur ses lignes de fer
D'autres hameaux, d'autres vergers et d'autres vies?
Et ces villes à l'heure exacte desservies
Vont-elles, une nuit, pour nous, changer leur nom,
Leurs faubourgs, leur beffroi, leurs coutumes? Mais non
Sur le talus vitré mon visage de l'une à l'autre, glisse, triste, ô Poitiers, Pampelune!
Quels rapides fuiront vers les neiges et vers
Les nébuleuses qui tirent ce univers
En tous sens et sans fin comme une immense toile
Peut-être arachnéenne où se prend chaque étoile?
Ou qui transformera l'âme du voyageur
Dans la poussière assis, sur un carnet songeur
Et calculant qu'avec des vitesses diverses
Les terres - près ou loin - passent sous les averses...
Le bois
Il ne saurait qu'apprendre aux hommes à mourir
Mais ce soir, il regarde au Bois l'enfant courir
Et les gens allongés sous le charme et le tremble
Comme s'ils écoutaient de la musique ensemble.
Eux l'observent: suivi de leurs chiens familiers
Il leur semble évoquer certains jours oubliés
Ou des choses peut-être aussi non survenues.
Quand il s'enfonce, noir, le pas lourd, les mains nues
Sous la futaie horrible où brille le soleil
Des malades, le ciel redevient pur, pareil
Au ciel que l'on voyait: lui s'éloigne et refoule
Cet étrange plaisir de traverser la foule...
Les urnes, sur des fers
Les urnes, sur des fers, se penchant, sur des flammes;
L'autre, la main brillante... Au miroir, vois trois femmes
Mouvant cette blancheur de toile, offrant au soir
Leur visage doré d'un fard gras et d'espoir.
L'air s'échauffe. Une bouche au métal brûlant souffle
Près d'un doigt languissant que l'eau trouble boursoufle.
Au vague magasin s'amortit la rumeur:
Voix basses, pas furtifs, appareil endormeur.
Mais entre ces rideaux, vois dans la glace, prestes,
S'achever, se couper autour de toi des gestes
Et cette chevelure, en l'ombre, qui, d'un pli
Tordue, appelle encor l'amour, la mort, l'oubli...
Fin