gilbertmauge

gilbertmauge

Gilbert Mauge (15 mai 1934)

15 mai 1934

 

Ce décor

 

Ce décor de sapins et d'eau qui nous ennuie

Déjà se mêle affreusement à notre vie,

Et ces tristes chemins, ce rivage où les pieds

De ces filles en noir écrasent les papiers

- parmi des jours détruits, des formes inexactes-

Laissent peut-être en nous leurs images intactes.

Alentour, des passants viennent, parlent. Nous deux

Sans le savoir, nous comparons à chacun d'eux.

Plus tard, quelque fraîcheur d'un bois de banlieue,

Une nue analogue à cette bande bleue

Rendant à nos esprits l'après-midi d'été

Nous feront voir les gens que nous avons été

Vraiment, le long du lac où l'onde qui verdoie

Accordait à la foule errante un peu de joie...

 

 

 

Le portrait

 

Sur la toile, ayant mis une touche, il recule

Pour mieux voir un effet d'épaule sous le tulle.

Une femme qui pose et pense à son portrait

L'observe, allant au fond de la pièce en retrait,

Mêlant sur sa palette un peu d'ocre et de rouge.

Anxieuse, elle vit sans qu'un muscle ne bouge.

Un rayon traversant le mur vitré d'espoir

Pour elle éclaire habilement le poêle noir,

Les étoffes, la natte usée où l'homme glisse

Fasciné par la robe en couleurs d'huile lisse...

Nul oiseau sur la ville et nul pas au palier,

C'est un long jour d'attente et d'or dans l'atelier

Plein de mornes cartons, un jour entre la vie.

Au tableau, le pinceau trace un contour, dévie

Mais frissonnante à quelques pas du chevalet

Elle, allongée ainsi, drapant un mantelet

Dans le songe du soir, l'âme à peine inquiète,

S'applaudit d'être peinte et de rester secrète...

 

 

 

Jardin d'hôtel

 

Vers les chambres d'hôtel monte un bruit de marais:

Crapauds pleureurs, oiseau qui crie au parc anglasi.

Par-dessus les lauriers coniques, les eaux calmes,

ans le vent, faiblement, brille une roue en palmes.

cette femme attardée au portique de fer

Qui, triste, voit tourner les phares sur la mer,

Ignore que ce soir, en sa chambre étendue,

La joie aussi de voir la mer sera perdue;

Solitaire, elle aura ce lointain sentiment

D'une vie entourée, austère étroitement:

Le papier sur les murs sera jaune faïence

Et l'armoire pareille à celle de l'enfance.

 

 

Hospice

 

Dans le linge, la chair brille couleur d'épice

Mère Ernest me conduit par les salles d'hospice

Chacune, d'une porte à l'autre, pleine d'air

Impur et moi, frôlant l'étoffe aux lits de fer

Je glisse, à peine entre les murs vu par les êtres

Qu'aveugle lentement le soleil des fenêtres.

 

 

 

Le devoir

 

Devant le vase vert où les tulipes soeurs

Plongent, l'enfant écrit sa page sur les fleurs

Et sans point, sans virgule avec de noirs mots grêles

Peint, moins tendre qu'il n'est, le vert des tiges frêles.

Sur la nappe à carreaux et le journal glacé

Une ombre de cheveux en désordre a passé:

La fille, rougissant aux mots qu'elle aime et sauve,

Regarde en son devoir trembler le bouquet mauve

Et, peite, sourit, seule en l'appartement

D'avoir un style amer pour divertissement.

 

 

 

Malade

 

Obscures épaisseurs légères, nuit que tranche

Des rideaux mal rejoints la verticale blanche.

L'air frais touche dehors des becs et des naseaux,

C'est l'heure des chevaux trotteurs et des oiseaux.

On n'entend pas encore, frappés au plafond sombre,

Les pas distincts que vont marquant des être d'ombre.

Aime-t-elle en son lit, sous la dentelle en fleur

Ce contact avec Dieu qu'accorde la douleur?

 

 

 

Je mourrai volontiers

 

Je mourrai volontiers seule dans cette chambre

Contemplant de mon lit quelque nuit de Novembre,

Sous le verre poli des fenêtres de bois,

A la hauteur du ciel, des arbres et des toits.

Je rirai de n'avoir plus jamais dans la ville

A chercher le savoir ou la joie inutile,

Je verrai les tableaux, mes draps roulés, le mur

Et l'esprit occupé d'un travail vague et sûr

Sans entendre les gens passer dans l'existence

Je mourrai, mal guérie encore de l'enfance...

 

 

 

Tribune

 

Salle d'une tribune et de gradins meublée

Où dans les cris, le mouvement de l'assemblée,

Je mesure - au banc rouge appuyant mes genoux -

Combien de soi s'éloigne ici chacun de nous.

Une voix formidable éclate, insulte et doute

Si la foule en ce morne amphithéâtre écoute...

Hélas! déjà tremblant de honte et de bonheur

Cette foule t'acclame ô pâle raisonneur

Et moi j'aime la loge étroite à la tenture

Ancienne jusqu'où ton verbe s'aventure...

 

 

 

Ce même train

 

Ce même train toujours qui descend vers la mer

Ne traversera-t-il sur ses lignes de fer

D'autres hameaux, d'autres vergers et d'autres vies?

Et ces villes à l'heure exacte desservies

Vont-elles, une nuit, pour nous, changer leur nom,

Leurs faubourgs, leur beffroi, leurs coutumes? Mais non

Sur le talus vitré mon visage de l'une à l'autre, glisse, triste, ô Poitiers, Pampelune!

Quels rapides fuiront vers les neiges et vers

Les nébuleuses qui tirent ce univers

En tous sens et sans fin comme une immense toile

Peut-être arachnéenne où se prend chaque étoile?

Ou qui transformera l'âme du voyageur

Dans la poussière assis, sur un carnet songeur

Et calculant qu'avec des vitesses diverses

Les terres - près ou loin - passent sous les averses...

 

 

 

Le bois

 

Il ne saurait qu'apprendre aux hommes à mourir

Mais ce soir, il regarde au Bois l'enfant courir

Et les gens allongés sous le charme et le tremble

Comme s'ils écoutaient de la musique ensemble.

Eux l'observent: suivi de leurs chiens familiers

Il leur semble évoquer certains jours oubliés

Ou des choses peut-être aussi non survenues.

 

Quand il s'enfonce, noir, le pas lourd, les mains nues

Sous la futaie horrible où brille le soleil

Des malades, le ciel redevient pur, pareil

Au ciel que l'on voyait: lui s'éloigne et refoule

Cet étrange plaisir de traverser la foule...

 

 

 

Les urnes, sur des fers

 

Les urnes, sur des fers, se penchant, sur des flammes;

L'autre, la main brillante... Au miroir, vois trois femmes

Mouvant cette blancheur de toile, offrant au soir

Leur visage doré d'un fard gras et d'espoir.

L'air s'échauffe. Une bouche au métal brûlant souffle

Près d'un doigt languissant que l'eau trouble boursoufle.

Au vague magasin s'amortit la rumeur:

Voix basses, pas furtifs, appareil endormeur.

 

Mais entre ces rideaux, vois dans la glace, prestes,

S'achever, se couper autour de toi des gestes

Et cette chevelure, en l'ombre, qui, d'un pli

Tordue, appelle encor l'amour, la mort, l'oubli...

 

 

Fin


05/01/2014
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Gilbert Mauge (15 mai 1934)

15 mai 1934

 

Ce décor

 

Ce décor de sapins et d'eau qui nous ennuie

Déjà se mêle affreusement à notre vie,

Et ces tristes chemins, ce rivage où les pieds

De ces filles en noir écrasent les papiers

- parmi des jours détruits, des formes inexactes-

Laissent peut-être en nous leurs images intactes.

Alentour, des passants viennent, parlent. Nous deux

Sans le savoir, nous comparons à chacun d'eux.

Plus tard, quelque fraîcheur d'un bois de banlieue,

Une nue analogue à cette bande bleue

Rendant à nos esprits l'après-midi d'été

Nous feront voir les gens que nous avons été

Vraiment, le long du lac où l'onde qui verdoie

Accordait à la foule errante un peu de joie...

 

 

 

Le portrait

 

Sur la toile, ayant mis une touche, il recule

Pour mieux voir un effet d'épaule sous le tulle.

Une femme qui pose et pense à son portrait

L'observe, allant au fond de la pièce en retrait,

Mêlant sur sa palette un peu d'ocre et de rouge.

Anxieuse, elle vit sans qu'un muscle ne bouge.

Un rayon traversant le mur vitré d'espoir

Pour elle éclaire habilement le poêle noir,

Les étoffes, la natte usée où l'homme glisse

Fasciné par la robe en couleurs d'huile lisse...

Nul oiseau sur la ville et nul pas au palier,

C'est un long jour d'attente et d'or dans l'atelier

Plein de mornes cartons, un jour entre la vie.

Au tableau, le pinceau trace un contour, dévie

Mais frissonnante à quelques pas du chevalet

Elle, allongée ainsi, drapant un mantelet

Dans le songe du soir, l'âme à peine inquiète,

S'applaudit d'être peinte et de rester secrète...

 

 

 

Jardin d'hôtel

 

Vers les chambres d'hôtel monte un bruit de marais:

Crapauds pleureurs, oiseau qui crie au parc anglasi.

Par-dessus les lauriers coniques, les eaux calmes,

ans le vent, faiblement, brille une roue en palmes.

cette femme attardée au portique de fer

Qui, triste, voit tourner les phares sur la mer,

Ignore que ce soir, en sa chambre étendue,

La joie aussi de voir la mer sera perdue;

Solitaire, elle aura ce lointain sentiment

D'une vie entourée, austère étroitement:

Le papier sur les murs sera jaune faïence

Et l'armoire pareille à celle de l'enfance.

 

 

Hospice

 

Dans le linge, la chair brille couleur d'épice

Mère Ernest me conduit par les salles d'hospice

Chacune, d'une porte à l'autre, pleine d'air

Impur et moi, frôlant l'étoffe aux lits de fer

Je glisse, à peine entre les murs vu par les êtres

Qu'aveugle lentement le soleil des fenêtres.

 

 

 

Le devoir

 

Devant le vase vert où les tulipes soeurs

Plongent, l'enfant écrit sa page sur les fleurs

Et sans point, sans virgule avec de noirs mots grêles

Peint, moins tendre qu'il n'est, le vert des tiges frêles.

Sur la nappe à carreaux et le journal glacé

Une ombre de cheveux en désordre a passé:

La fille, rougissant aux mots qu'elle aime et sauve,

Regarde en son devoir trembler le bouquet mauve

Et, peite, sourit, seule en l'appartement

D'avoir un style amer pour divertissement.

 

 

 

Malade

 

Obscures épaisseurs légères, nuit que tranche

Des rideaux mal rejoints la verticale blanche.

L'air frais touche dehors des becs et des naseaux,

C'est l'heure des chevaux trotteurs et des oiseaux.

On n'entend pas encore, frappés au plafond sombre,

Les pas distincts que vont marquant des être d'ombre.

Aime-t-elle en son lit, sous la dentelle en fleur

Ce contact avec Dieu qu'accorde la douleur?

 

 

 

Je mourrai volontiers

 

Je mourrai volontiers seule dans cette chambre

Contemplant de mon lit quelque nuit de Novembre,

Sous le verre poli des fenêtres de bois,

A la hauteur du ciel, des arbres et des toits.

Je rirai de n'avoir plus jamais dans la ville

A chercher le savoir ou la joie inutile,

Je verrai les tableaux, mes draps roulés, le mur

Et l'esprit occupé d'un travail vague et sûr

Sans entendre les gens passer dans l'existence

Je mourrai, mal guérie encore de l'enfance...

 

 

 

Tribune

 

Salle d'une tribune et de gradins meublée

Où dans les cris, le mouvement de l'assemblée,

Je mesure - au banc rouge appuyant mes genoux -

Combien de soi s'éloigne ici chacun de nous.

Une voix formidable éclate, insulte et doute

Si la foule en ce morne amphithéâtre écoute...

Hélas! déjà tremblant de honte et de bonheur

Cette foule t'acclame ô pâle raisonneur

Et moi j'aime la loge étroite à la tenture

Ancienne jusqu'où ton verbe s'aventure...

 

 

 

Ce même train

 

Ce même train toujours qui descend vers la mer

Ne traversera-t-il sur ses lignes de fer

D'autres hameaux, d'autres vergers et d'autres vies?

Et ces villes à l'heure exacte desservies

Vont-elles, une nuit, pour nous, changer leur nom,

Leurs faubourgs, leur beffroi, leurs coutumes? Mais non

Sur le talus vitré mon visage de l'une à l'autre, glisse, triste, ô Poitiers, Pampelune!

Quels rapides fuiront vers les neiges et vers

Les nébuleuses qui tirent ce univers

En tous sens et sans fin comme une immense toile

Peut-être arachnéenne où se prend chaque étoile?

Ou qui transformera l'âme du voyageur

Dans la poussière assis, sur un carnet songeur

Et calculant qu'avec des vitesses diverses

Les terres - près ou loin - passent sous les averses...

 

 

 

Le bois

 

Il ne saurait qu'apprendre aux hommes à mourir

Mais ce soir, il regarde au Bois l'enfant courir

Et les gens allongés sous le charme et le tremble

Comme s'ils écoutaient de la musique ensemble.

Eux l'observent: suivi de leurs chiens familiers

Il leur semble évoquer certains jours oubliés

Ou des choses peut-être aussi non survenues.

 

Quand il s'enfonce, noir, le pas lourd, les mains nues

Sous la futaie horrible où brille le soleil

Des malades, le ciel redevient pur, pareil

Au ciel que l'on voyait: lui s'éloigne et refoule

Cet étrange plaisir de traverser la foule...

 

 

 

Les urnes, sur des fers

 

Les urnes, sur des fers, se penchant, sur des flammes;

L'autre, la main brillante... Au miroir, vois trois femmes

Mouvant cette blancheur de toile, offrant au soir

Leur visage doré d'un fard gras et d'espoir.

L'air s'échauffe. Une bouche au métal brûlant souffle

Près d'un doigt languissant que l'eau trouble boursoufle.

Au vague magasin s'amortit la rumeur:

Voix basses, pas furtifs, appareil endormeur.

 

Mais entre ces rideaux, vois dans la glace, prestes,

S'achever, se couper autour de toi des gestes

Et cette chevelure, en l'ombre, qui, d'un pli

Tordue, appelle encor l'amour, la mort, l'oubli...

 

 

Fin


05/01/2014
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1er juin 1939

1er juin 1939

 

Elle veut que le doux paysage

 

Elle veut que le doux paysage l'apaise,

Qu'en regardant pâlir le ciel son coeur se taise

Et que la douleur triste acceptée en son corps

Soit pareille à des pas vers Dieu faits sans efforts.

Au fond de la terrasse, obsédante sans trêve,

L'ancienne maison des malades s'élève.

Un sombre et cher dormeur sous les verts contrevents

Y joue avec l'image absurde des vivants. 

O toi qui clos les yeux et crains que tu ne plonges

Dans la mort au moment que tu cèdes aux songes,

Ignore en ton sommeil l'acte humble, obéissant,

Par lequel cette femme à son destin consent;

A ton réveil, revois précis et plein de charmes

Le grand jardin que vous aimiez jusques aux larmes,

Les êtres alentour calmement allongés

Crois que le parc ni ces gens-là ne sont changés

Ou bien si tu pressens quelque offrande indicible

N'interroge personne, ô dormeur trop sensible...

 

 

 

Voyageuse funèbre

 

J'ai roulé dans la nuit conduite par un mort

Vers toi. j'ai vu, se reflétant à la fenêtre,

La longue main d'argent crispée en son effort

Et sur le pays noir le front pâle d'un être

Géant qui regardait les monts. Pareille à lui

- Spectre peut-être aussi de l'au-delà - j'ai fui

Sans souffle dans sa course et, guetteur immobile

Du fleuve, des maisons jaunâtres de la ville,

Je traînais, ignorant l'acte qui les changea

La suite de mes jours froide, inerte déjà.

Nous frôlions le ciel bas de la plaine brillante

Ou bien, par le val sombre, à demi-consciente

-Voyageuse funèbre en sa mysticité -

J'avançais vers l'étoile en quittant la cité...

Et, sans mémoire, au fond de cet obscur passage

Tristement je fuyais vers le plus cher visage.

 

 

 

Le thé

 

Elle verse le thé, sourit avant de boire:

Tu ne verras ce geste un jour qu'en ta mémoire.

Ce rire, ce regard, ce mouvement des bras

Préparent un passé dans lequel tu vivras,

Car tu n'as cru qu'aux morts, aux choses disparues...

Le gris dessin du toit, des arbres et des rues

Tout le décor - longtemps après qu'il nous surprit

Tu le perçois au plus profond de ton esprit,

Comme si par l'éclat de quelque étoile éteinte

Ta vie antérieure était doucement peinte.

Ainsi, les ciels défaits, la voix d'obscurs passants

Peuvent reprendre en toi formes, couleurs, accents

- Et cette femme assise à la table légère

Qui, pensive épia la salle passagère,

Touche au petit miroir le fragile contour

Qui, vers toi seul, fera secrètement retour...

 

 

 

Entendre auprès de toi...

 

Entendre auprès de toi parler d'un philosophe

Réciter Spinoza, détacher une strophe

Du lourd chant nietzschéen, peut-être évoquer Kant

Penseur grave plus fou que le poète et quand

il fait nuit, que les mots, les systèmes nous lassent

Descendre vers la rue, être des gens qui passent...

 

 

 

Ils auront ajouté

 

Ils auront ajouté les palais, les statues

Les jardins somptueux, les villes abattues

Tous les chants, tous les dieux et ce jour, ce beau jour

Ils l'ajoutent encore à quelque pauvre amour.

Qu'ils y joignent aussi le remords et le doute

L'ancien désespoir et l'ennui sur leur route...

 

 

 

Puisque tu dois mourir

 

Puisque tu dois mourir, que dans ton corps déjà

Quelque triste malaise, un soir, le présagea

Nous asseyerons-nous derrière ces fenêtres

Où ton cousin voyait, semblables à des êtres,

Sous l'arbre du jardin fuir les tentations?

Ou, si tu dois mourir - un jour - que nous glissions

Sous ces marronniers-là, qu'une fois je redise

Le plus humble poème où ton amour s'attise.

Viens, nous pourrons chanter aux guêpes de midi,

Passer le fleuve avant que ne soit refroidi

Le bois. descendrons-nous vers la ville aux églises?

 

Non. Touche ces carreaux. Je voudrais que tu lises

Simplement, de ta voix trop basse, un livre noir

Tandis que je m'efforce en ces vitres de voir

Sous les grands arbres nus et purs comme des nombres

A mon tour, là-bas fuir, frémir, mourir nos ombres...

 

 

 

Curieuse des lieux

 

Curieuse des lieux où tu vécus je vois

Seule un jardin fragile au lac gelé, des bois:

Voici qu'il faut ce soir que ce parc m'appartienne,

Que ma pensée, ici,  ne joigne plus la tienne.

Je marche au soleil pâle et touche les buis ronds,

Ces bosquets que jamais nous ne partagerons:

Il est donc un site où, possesseur solitaire

Des arbres et des rocs étranges de la terre

J'avance sur la rive et n'entends point ta voix,

Où ton âme n'atteint rien de ce que je vois,

Et curieux des lieux où je vécus moi-même

Tu ne foules cette herbe et ne sais que je l'aime

Allant, rêvant, l'esprit de la contrainte exempt

Comme l'endroit où mille fois tu m'es présent...

 

 

 

La nuit passe...

 

La nuit passe. On n'entend plus crierni courir.

Dieu, je suis là, déjà rassemblé pour mourir

Ou pour prier -pareillement - car c'est prière

Pendant des jours entiers que les morts semblent faire...

 

 

 

Rencontre

 

Personne n'a compris que je n'aimais pas vivre,

Marcher dans les jardins, voir le printemps, être ivre

Et toi qui vins pour moi sous ces arbres en fruits

Tu connais mal l'enfant désolé que je suis

Et ne sais que j'aspire à ce que rien n'existe.

 

Parfois j'ai cru que tu souffrais quand j'étais triste,

Que ton esprit m'accompagnait en chaque lieu,

Que la nuit tu priais quand je disais mon Dieu

Mais en ce jour de soleil pur, sous ce feuillage

Cependant que je parle avec toi d'un voyage

Je pèse sans espoir les songes que voici

Et j'aime le vent dur qui nous chasse d'ici.

 

Fin du 1er juin 1939

 

 


16/12/2013
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15 août 1938

15 août 1938

 

Cantique spirituel

 

Elle marchait dans le jardin triste et tortu.

Près d'elle, vous parliez, n'ayant que la vertu

Pour divertissement. les immenses images

De saint jean de la Croix jetaient aux paysages

Moroses, par moments, quelque folle clarté.

les arbres étaient secs, le chemin déserté.

Les promeneurs goûtant, obstinément, l'austère

Plaisir, aimaient ce parc et la pluie et la terre...

Vous donniez à quelque une ainsi, rythmant vos pas

Sur les siens, une paix que votre coeur n'a pas.

Longtemps, en robe noire, elle s'est vue avide

Et pensive, tournant en ce grand jardin vide

Tandis que le Cantique aimant, humble et cruel

Créait autour de vous une sorte de ciel...

 

 

 

Maître Eckart

 

Vers mil deux cents, dans la Thuringe, auprès d'un feu,

Vainement, Maître Eckart vous songeâtes à Dieu.

A genoux, le coeur plein d'une folle mystique

Vous crûtes devenir parfois le Fils unique.

Votre amour était vaste. Un zèle audacieux

Poussait votre raison et vous viviez aux cieux:

Dieu se changeait en vous, par l'étroite fenêtre.

Ou, vaincu, vous pensiez qu'aimer c'est ne plus être

Et vous disiez en chaire aux bonnes gens du lieu

Qu'un ciel est inutile aux vrais amants de Dieu.

Ainsi, rêvant, Eckart, sous votre boiserie,

Vous fûtes accueillant à la triste hérésie.

Trop singulier fut votre amour et l'oraison

Que vos lèvres chantaient au fond de la maison

Illuminait bizarrement le crépuscule.

Le pape jean vous condamna par une bulle

Mais, vieux maître allemand, sept siècles ont passé

Sur vos sermons subtils, sans que se soit glacé

Le cri vertigineux, le mot contradictoire

Qui jadis retentit jusqu'à la Forêt Noire

Et cette nuit, troublé devant vos textes fous

Il nous paraissait beau d'aimer Dieu comme vous...

 

 

 

Frère Arnaud

 

Quand le soleil chauffait Spolète, ô frère Arnaud

Petit frère d'Ange de Foligno

Vous notiez âprement ce que dictait la Sainte

Puis sur ses traits, soudain, voyant l'extase peinte

Vous cessiez de comprendre... échappant à vos doigts

Le fin stylet roulait sous la planche de bois

Cependant que pleurait, plus près de Dieu qu'un ange,

Cette femme plongée dans la ténèbre étrange.

Frère, vous receviez l'étonnante leçon

Pour décrire l'Amour de divine façon,

Fidèlement vous répétiez les mots d'Angèle

"Et je fus transformée en douleur", disait-elle.

Guidés par vous, nous compterons les dix-huit pas:

Que votre écrit savant ne nous égare pas,

Par votre faute Arnaud, que nul ne s'aventure

A chérir aussi fort la simple créature,

Mais que nous avancions, solitaires, le soir,

Emplis d'un curieux et difficile espoir,

Que nous marchions les yeux baissés et les mains jointes

Ardents et purs, en reprenant les phrases saintes...

 

 

D'un jardin à l'autre

 

Dirai-je quelque chose encor de mon enfance

Du grand jardin fermé, de ses eaux sans espoir?

Ma robe grise brille et sous le ciel j'avance

Vers d'autres lourds jardins que je ne saurais voir

Aveuglément, de rose en rose et d'arbre en arbre

Vers ces fleurs-ci, je viens et vers ce banc de marbre,

Toute sombre, du fond de ma vie et d'un parc,

Je viens vers ces iris et cette branche en arc

Pour glisser avec toi dans le songe et, vivante

Cependant, frissonner aux terrasses s'il vente.

Du fond de mon enfance afin que dans la nuit

Un être frêle en mon esprit, par toi conduit,

Refasse ici ces pas, comme une ombre asservie

Je viens, je viens, je viens tout le long de ma vie...

Et celle que je suis - ou celle que je fus -

Errant à tes côtés dans les bosquets confus

Te montre la jacinthe et la claire prairie

En te disant les mots d'une amère féérie.

 

 

 

Le monde est à leurs yeux

 

Le monde est à leurs yeux différent chaque jour,

Mais ils se lasseront de cet heureux amour

Qui leur fait trop comprendre et pressentir les choses.

Ils voudront l'heure vide et les longs soirs moroses,

Une ennuyeuse vie et le contact des morts.

Ils se fatigueront d'être légers et forts.

Il leur faudra la nuit solitaire et ses anges

Ou l'aube, la pensée abstraite et sans mélanges,

Le petit jour jetant sa lueur de caveau,

Les larmes, la prière enfin douce au cerveau...

 

 

 

Quand j'entends chanter de la musique

 

Est-il vrai quand j'entends chanter de la musique

Qu'on me voit écoutant ce chant mélancolique?

Tu songes, loin de moi, dans la chambre aux murs sourds

M'aperçois-tu vraiment sous la loge en velours

Attentive à saisir pour toi, phrase par phrase

Le lied plaintif, l'amour allemand et l'extase?

Est-il vrai quand je glisse entre les portraits peints

- Tête de mort aux pieds, douces roses aux seins -

Que la main sur les yeux, tu rejoignes mon être

Comme si je passais sous ta triste fenêtre?

Est-il vrai quand le ciel est bleu, le vent brillant

Sur l'herbe et le soir lourd de mon coeur défaillant

Que ton âme s'évade et que tu m'accompagnes

Si je marche à travers les bleuets de campagnes?

Dans la nuit, loin de toi, lorsque peureusement

Je revois mon enfance et le commencement

De moi-même, sens-tu que sur les froides toiles

Je joins les mains, le front comblé d'ombre et d'étoiles?

Ton rêve est-il mon rêve en la cruelle nuit?

Sommes-nous jusqu'au jour deux dans un seul esprit?

 

 

 

Je porte encor

 

Je porte encor les vêtements que vous aimiez

La robe, le ruban, le chapeau coutumiers.

Vous regardez la rue où mon ombre s'allonge

Mais sur un plan nouveau je passe en votre songe.

Une vitre subtile est dressée entre nous.

Si nous glissons près des maisons comme des fous

Notre folie est autre et si, proche et distante,

Je porte encor le chapeau bleu, le manteau gris,

Nous ne traversons plus le temps et les pays.

Ces pas à vos côtés faut-il que je les tente

Ou suis-je devenue être immatériel

Acteur de rêve, un souvenir, l'Ange Ariel?

Près de vous, vous voyez cette femme irréelle

Un peu pareille à moi que votre angoisse appelle?

J'ai le visage et le regard accoutumés

Mais, ailleurs, vaguement, je passe désormais...


11/12/2013
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12 novembre 1935

12 novembre 1935

(extrait de l'anthologie publiée dans ce numéro)

 

Une noire voiture...

 

Une noire voiture, un peu tiède, à grand bruit,

Hors des faubourgs, les mène au milieu de la nuit.

Chaque décor leur offre une épuisante épreuve:

Ils seront plus heureux au-delà de ce fleuve,

De ces lourdes forêts - et se taisent tous deux

Pour sentir si la joie est plus profonde en eux.

Le pays qui vient semble, au mouvement des roues,

Se diviser sur leurs fronts durs comme des proues.

Ils aiment la nuit froide et leur fuite d'enfant

Vers une Chine absurde aux Rois philosophant.

Les villes ont passé, les forêts et le fleuve;

Leurs doigts se sont disjoints sans que l'un d'eux s'émeuve

Aucune voix, ce soir, nul geste inattendu

Ne veut solliciter leur destin suspendu:

Ils écoutent, longeant la rivière naissante

Le bruit mystérieux de leur course innocente...

 

 

 

Châlet suisse.

 

La neige au soleil d'août fuit des glaciers brûlés.

Derrière les rideaux de toile immaculés,

Dans une chambre blanche où glisse une cétoine

Je poursuis volontiers quelque rêve de moine

Jetant peureusement mon écritoire au mur

Ou, debout, vacillant près des carreaux d'azur

Je suis le passager furtif d'une galère

Folle, ancrée au milieu des vagues de la terre.

De longs oiseaux volant ont traversé le val.

Partirons-nous? On crie. Il fait chaud. j'entends mal.

Rien ne bouge. A jamais arrêté cet immense

Mouvement de granit, de sable et de feu dense:

L'ombre au cirque rocheux n'a changé nul profil...

Le mont sur soi s'endort et l'araignée au fil.

Mais le soir, du chalet sort un air mécanique

O Ritournelle! étais-je en la boîte à musique?


06/12/2013
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